Les tragédies qui endeuillent nos quartiers, à Trappes ou à Stains, sont malheureusement un nouveau chapitre dans la chronique de ce monde violent, raciste et cupide dans lequel on nous force à vivre. L’assassinat de Moussa à Trappes ou la défenestration d’Aïcha à Stains incarnent les impasses dans lesquelles se trouvent nos quartiers. Ces histoires ne sont pas des faits divers, c’est notre Histoire. Elles révèlent, à elles seules, une situation d’autant plus inquiétante qu’elle nous échappe. Le quartier est l’univers qui a produit ces drames. Au quartier se mêlent tous les vices de la société capitaliste sans l’amorti feutré qu’il peut y avoir dans les secteurs résidentiels.
Il y a une logique de rupture chez « nous » que ces drames mettent a nu. Nous sommes nombreux à nous mobiliser contre le racisme, les violences policières, l’islamophobie, les inégalités sociales, la solidarité internationale comme avec la Palestine ou les migrants. Mais nombreux sont aussi ceux et celles qui tracent leur route sur des voies de perdition. Nous subissons un décrochage avec une partie de cette jeunesse des quartiers populaires happée par la société du spectacle et de la consommation. Celle qui ne répond qu’aux codes du star-système, qui a érigé en vertu la rapacité du système capitaliste.
Ce monde parallèle au nôtre, si loin mais si proche, génère d’énormes souffrances intimes dont nous sous-estimons constamment l’ampleur jusqu’à ce que surgisse le drame.
Ces drames qui touchent les nôtres sont la conséquence directe de nos conditions de vie.
« Les riches sont gras, les pauvres ont faim, se bouffent entre eux », « Tout l’monde veut s’allumer, tout l’monde veut se la mettre, c’est la fin des haricots ».
Depuis 2008, la crise est passée à la vitesse supérieure et la pression sociale écrase celles et ceux qui sont le plus en positions de faiblesse. En première ligne, parmi les plus exposés parce que non préparés à survivre aux injustices : nos jeunes, garçons et filles. Bien que communes au reste de la société, les oppressions de classe, de race et de genre, sont décuplées au quartier.
Rien d’étonnant donc à ce que des drames comme celui d’Aïcha nous endeuillent. Si les faits sont encore flous sur les circonstances et les raisons de son décès, l’emballement des langues ordurières qui a suivi sa mort est bien le triste révélateur des ravages des oppressions de race et de genre dans nos quartiers. « On ne peut reprocher aux autres ce que l’on est nous même », nombreux sont ceux qui l’ont oublié quand ils ont commenté avec mépris la mort d’une toute jeune fille, à coup de sentences morales, excipient pauvre d’un discours sexiste et raciste. Ce drame, dans sa brutalité, a mis à jours le racisme latent qui existe dans nos quartiers entre nous, mais aussi le mépris sexiste pour nos sœurs.
« On se plaint du racisme mais ne l’est-on pas nous-mêmes
C’est eux contre nous mais surtout nous contre nous-mêmes
Les Algériens contre les Marocains
Les Marocains contre les Tunisiens
Les Antillais contre les Maghrébins
Les Maghrébins contre les Africains
Les Turcs entre eux
Même dans les mosquées nos cœurs se sont divisés
Chacun veut diriger, chacun veut dominer
Et refuse d’envisager que le meilleur soit pakistanais
On peut se poser la question : qui sont les plus racistes ?
Y’a qu’à observer les problèmes que posent les mariages mixtes
On peut pas reprocher aux autres ce qu’on est nous-mêmes
Je mets le doigt où ça fait mal, c’est normal que ce texte vous gêne
Y’aura jamais d’évolution sans profonde remise en question »
Pas facile pour une gamine de se construire dans le quartier, entre un contrôle moral de plus en plus lourd et les bourrages de crâne de la société du spectacle.
« Tout a changé quand Loana s’est faite baiser dans la piscine. Comprenez la souffrance de tous ces mots. ».
Dur de trouver son chemin entre la précarité de nos familles, le mirage aux alouettes de la réussite sociale par tout les moyens, y compris la prostitution.
Dur de se frayer un chemin entre les assignations et les condamnations de tout les hypocrites qui voudrait pour leur sœur ce qu’ils ne veulent pas pour eux même. L’abstinence, le mariage Hallal n’est pas que pour les filles ? Tous les hypocrites qui se sont déchainés sur Aïcha, mais qui mattent du porno, prêtent une fois encore leur vice aux autres. Face à ce drame les jugements des gens que l’ont fréquente tous les jours s’abattent, lapidaires.
« L’infamie perce et laisse des trous. »
L’intimité d’une gamine exposée au grand jour, ça fait kiffer tout les donneurs de leçons.
Dans ce contexte, les jeunes filles de nos quartiers, où l’on vit entassé les uns sur les autres, ont toutes les chances de se faire broyer par une telle expérience.
Ce que nous révèlent ce drame, c’est que nous amplifions nos souffrances en faisant nôtre les dominations sexistes et raciales. « Femme, race et classe » d’Angela Davis n’est pas qu’un ouvrage pour nous armer contre les attaques venant de l’extérieur du quartier, c’est aussi une réflexion que nous devons avoir sur nous-mêmes pour qu’il n’y ait plus de drame comme celui d’Aïcha.
« C’est eux contre nous mais surtout nous contre nous-mêmes ».
Si le drame d’Aïcha nous montre la vulnérabilité des jeunes filles dans nos quartiers, le meurtre de Moussa traduit, lui, les difficultés pour les jeunes garçons à vivre et grandir tranquillement dans le quartier.
Dans la guerre économique qu’on nous impose, la crise restructure les moyens de survie : le trafic de drogue et les autres activités criminelles se professionnalisent et s’organisent.
« En période de crise chacun mise sur son biz , Chacun sa Mafia , chacun sa mille-fa. »
Mais contrairement aux idées reçues, la criminalité organisée n’est pas une alternative au système économique en place. C’est le monde de l’entreprise toute puissante qui s’installe dans l’immeuble. Fini le braquage loin du quartier : l’apartheid social, que Valls a fini par nommer, implique que, pour les aspirants à la réussite capitaliste locale, le plus important est de tenir le terrain. C’est à dire pourrir leur lieu de vie. Conjoncture oblige, les candidats à la prédation du voisin sont de plus en plus nombreux.
« Comment réussir à s’en sortir avec un p’tit salaire
T’as toujours l’impression de marcher les couilles et le cul à l’air
Sa mère, c’est l’champ d’bataille sur l’ter-ter »
La trafic drogue c’est la violence du travail salarié sans le code du travail, c’est la concurrence entre « entrepreneurs » sans tribunal du commerce. Échelle de salaires en fonction de la fiche de poste avec le « grec » en panier repas, concurrence au sein du groupe criminel, rétorsion et coups durs pour les personnes qui pourraient entraver le bon déroulement du trafic, avec les dommages collatéraux inhérents.
Plus les enjeux sont importants aux yeux des acteurs, plus les procédés utilisés pour s’imposer face aux rivaux sont brutaux et leurs conséquences irréversibles.
Le modèle de concurrence imposé par l’idéologie capitaliste, basé sur la cupidité, remplace peu a peu les stratégies de solidarité du quartier. Le modèle du grand frère évolue, le militant usé et raillé, tant par les médias que par la dissidence en carton, fait place à un opportuniste qui navigue à vue.
« Et dès que t´es sorti ça y est t´es reparti
« Puis t´es reparti dès qu´ t´es sorti »
Les plus jeunes te prennent pour modèle
Ils comptent sur toi pour
Que tu leur fasses prendre de l´oseille
Ça t´arranges vu qu´ t as les flics sur les reins
Tu n´hésites pas
Les mômes tu les fous sur le terrain
Tu veux pour eux
C´que tu ne voudrais pas pour ton fils
Et ta morale ne l´emporte pas sur ton vice
Te remettre en question, pour toi pas question
Tu te fous du monde des flics et de leurs questions »
Depuis que les chinois ont inventé la poudre, il n’y a plus de surhommes : le flingue s’impose comme une évidence, son emploi est de plus en plus fréquent. Les tirs ne sont pas dirigés vers le « système » qui oppresse mais sur ses semblables. Pour une raison assez simple et bien que le procédé dérange les pouvoirs publics, ces derniers savent que les profits générés par une économie parallèle finissent toujours par retourner dans l’escarcelle des dominants : « les voyous en costards ». Suivre l’argent de la drogue au delà du quartier – ce que ne font jamais la police et la justice – c’est nécessairement arriver dans les bureaux des avocat d’affaires, des banquiers, des agents immobiliers et parfois même des hommes politiques…
La police n’est qu’un élément de régulation de tous les trafics et de plus en plus de faits mettent en évidence que la frontière est faible entre lutte contre le crime et cogestion de la prédation : le nombre de scandales impliquant des policiers dans des affaires de trafic est en hausse constante. C’est la crise pour tout le monde, et même ceux qui sont censés « lutter contre le crime » s’y adonnent. Il suffit de voir le nombre de flics que l’on surnomme « Vic Mackey » dans nos quartiers. Dans ce contexte, les dommages collatéraux sont nombreux, la violence du quartier ou de la police s’abat fréquemment sur des personnes qui ne représentent pas une réelle menace.
Face à cette violence, les jeunes garçons sont en première ligne, soit parce qu’ils forment l’infanterie inexpérimentée de cette guerre économique, soit parce qu’ils tentent de vivre ce qu’il reste de leur enfance sur un champ de bataille qui déborde sur la dalle ou dans le square.
On a fini par intégrer le point de vue des classes possédantes que « nous ne faisons pas partie de la solution mais bien plutôt du problème ». A tel point qu’il nous est difficile de croire qu’il est possible de réussir à s’en sortir sans retourner la violence contre nous-même ou piétiner ses proches. Et que le meilleur ne peut nous attendre ailleurs qu’au Paradis après une vie de souffrance.
Nos quartiers n’explosent pas pour la bonne et simple raison que la plupart des gens qui y habitent implosent.
« Des vies gâchées
Des lois bafouées
Ça commence tôt, l’inégalité »
Il faut regarder cette réalité en face. Cette réalité ne nous désarme pas si nous gardons la conscience que nous formons un bloc important de la société et que nous avons un intérêt concret à ce que les choses s’améliorent.
Nos luttes contre les violences policières, en soutien au peuple palestinien, peuvent paraître secondaire face au drame de Moussa et de Aicha mais elles sont fondamentales. Les luttes contre les violences policières, au-delà de la justice immédiate pour les victimes, permettent de déconstruire l’ordre social injuste que la police protège. Le contexte social précède toujours l’existence. Cet ordre social violent est le fruit d’un capitalisme de moins en moins régulé, c’est lui qui créé les conditions des drames que nous évoquons. C’est pourquoi ce combat partout dans le monde, de Ferguson à nos quartiers en passant par les ZAD, est un juge de paix. Il permet de différencier le militant sincère du dissident en carton. Celui qui bouge contre les violences policières et celui qui kiffe l’uniforme et l’ordre social qui va avec.
La lutte du peuple palestinien, elle, nous enseigne que l’on ne peut pas écraser facilement des humains qui luttent pour leurs avenirs. C’est une leçon de combativité pour nous dans nos malheurs. Là ou il y a une volonté il y a toujours un chemin.
Il y a un an on pouvait lire ceci sur notre blog :
« Ce qu’il nous manque en ce moment c’est la conviction qu’il est possible et nécessaire de changer les choses. Avoir la Foi ou des convictions implique qu’on ne transige pas. On ne transige pas avec les injustices, elles sont le fait des humains.
Ainsi, la seule chose dont nous avons à répondre ici-bas ou devant l’Éternel, ce sont nos actes face à ces injustices. »
Notre destin ici bas reste inchangé. Pour les quartiers populaires l’équation reste toujours la même : c’est l’égalité économique et sociale ou la barbarie.
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